2.1 Pourquoi ne peut-on pas se contenter d’un mécanisme d’action bien établi ?

     

La vérification par des faits prouvés (“evidence” en anglais) que les nouveaux traitements apportent bien le bénéfice clinique escompté s’est avérée indispensable au cours du temps pour plusieurs raisons.

Les mécanismes d’action ne prédisent pas avec certitude le bénéfice. Un effet pharmacologique ne produit pas forcément le bénéfice clinique attendu, car nos connaissances sur les mécanismes d’action et la physiopathologie des maladies sont régulièrement parcellaires.

Avec les statines, la baisse de LDL cholestérol s’est traduite par une réduction de la fréquence des évènements cardiovasculaires bien démontrée dans de nombreux essais.

L’acide nicotinique (niacine) est un produit qui entraine une baisse du LDL cholestérol. Cependant l’essai HPS2-THRIVE, essai de morbi-mortalité de grande taille avec 25,673 patients et un suivi médian de 3.9 ans, n’a pas été en mesure de confirmer un bénéfice clinique en termes d’évènements cardiovasculaires [42] .

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Ainsi, même quand un mécanisme d’action (baisse provoquée des LDL) a déjà montré qu’il entrainait un bénéfice clinique avec une certaine classe de médicaments, il n’est pas garanti qu’une autre classe ayant le même effet produise le même bénéfice.


Même après des études de phase 2 concluantes, les échecs des phases 3 (dont le but est de démontrer le bénéfice) sont fréquents, aux alentours de 50% [25] . Ce résultat montre qu’il n’est donc pas possible de se passer de la vérification des théories et des hypothèses thérapeutiques par les essais cliniques conçus pour mettre en évidence le bénéfice clinique.

L’utilisation sans preuve de traitements expose à un risque de perte de chance pour les patients si le traitement est en réalité sans intérêt clinique (cf. section 4.2). De plus, il n’est pas possible d’exclure un effet délétère.

Au début des années 1980, il avait été pris comme habitude de prescrire des antiarythmiques de classe 1c aux patients qui présentent de nombreuses extrasystoles ventriculaires (ESV) après un infarctus du myocarde, dans le but de prévenir la mort subite. Le raisonnement partait de la constatation que la fréquence des ESV était corrélée avec le risque de mort subite et que les antiarythmiques de classe 1c réduisaient drastiquement les ESV. Cette pratique a été établie sans preuve de la prévention réelle de la mort subite. Ce n’est qu’au bout de 10 ans qu’un essai de mortalité a été entrepris (alors qu’il aurait dû l’être avant l’établissement de cette pratique thérapeutique). Au lieu de confirmer la prévention des morts subites, cet essai [43] a montré une multiplication par 3 de la mortalité chez les patients traités.


Une des raisons pouvant expliquer pourquoi des effets pharmacologiques prometteurs ne débouchent pas toujours sur un bénéfice clinique réside aussi dans les limites des études in vitro et des études cliniques préliminaires. Il est connu que les modèles animaux ou cellulaires peuvent ne pas être prédictifs de ce qui se passe chez l’Homme. Les études précliniques et cliniques précoces souffrent aussi fréquemment de lacunes méthodologiques majeures. De plus, un biais de publication ou de « selective reporting » des résultats peut distordre complètement la perception de la réalité de l’effet du traitement en raison de la publication sélective et exclusive des résultats faussement positifs [44 , 45] (cf. section 3.2). Les raisonnements qui extrapolent le bénéfice à partir de l’effet sont aussi parfois trop simplistes ou optimistes et négligent les problématiques de pharmacocinétique (est-il possible d’atteindre la concentration efficace au niveau du tissu cible ?), d’observance ou de toxicité.

Dès le début de l’année 2020, l’hydroxychloroquine a été proposée comme traitement dans la COVID-19. L’idée de son potentiel intérêt provenait d’une étude in vitro montrant une activité de cette molécule sur le SARS-CoV2 dans un modèle cellulaire Vero [46] . Ce résultat a ensuite été contredit par une autre étude, réalisée sur des lignées cellulaires de primates plus prédictives de l’action chez l’Homme [47] . De plus il avait été négligé que, compte tenu de la pharmacocinétique très particulière de la molécule, il était impossible d’obtenir la concentration nécessaire dans les conditions de la première étude avec les doses maximales habituellement tolérées. Toutefois, des études cliniques non randomisées, présentant de nombreuses limites méthodologiques, ont été menées, et ont conduit à un usage massif de l’hydroxychloroquine à travers le monde, motivée par la gravité de la maladie et l’absence de thérapeutiques curatrices dans un contexte d’anxiété de la population et de relais médiatiques soutenus. Cependant, les essais randomisés, comme l’étude RECOVERY [48] , n’ont pas permis de mettre en évidence de bénéfice et leur méta-analyse montre même une augmentation de la mortalité [49] . Cet exemple montre que, même dans un contexte d’urgence grave, il n’est pas possible d’envisager un usage compassionnel à large échelle sans preuve, compte tenu des limites des données préliminaires.


Ainsi, ce qui fait qu’un candidat médicament peut être reconnu comme traitement utilisable en pratique clinique, ce n’est par son mécanisme d’action ou son effet pharmacologique, mais bien la démonstration dans un essai clinique fiable, que cet effet se traduise en un bénéfice clinique avéré. L’essai clinique est donc l’élément fondamental qui établit le statut d’un médicament, mais il est parfois perçu comme une simple démarche administrative pour obtenir une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché), un élément accessoire et indépendant du raisonnement médical qui conduit à utiliser le médicament. Cette perception est aussi renforcée par la façon dont le médicament est enseigné durant les études médicales ou pharmaceutiques.

L’intérêt du mécanisme d’action se situe en amont de l’utilisation du traitement, au niveau de la recherche de nouvelles pistes thérapeutiques. La pharmacologie du mécanisme d’action permet d’élaborer les hypothèses pour proposer, de manière rationnelle, des candidats médicaments. Ces hypothèses seront ensuite évaluées par la pharmacologie clinique dans l’essai randomisé.