De la nécessité de la méthodologie dans l’évaluation des médicaments

1. Pourquoi ce livre blanc ?

2. Principes fondamentaux

3. Distorsion de la connaissance scientifique

4. Démarche décisionnelle

Références

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1. Pourquoi ce livre blanc ?

     

L’élaboration de ce livre blanc a été motivée par le constat d’une tendance récente vers l’abandon des fondamentaux de la recherche de la preuve de l’intérêt clinique des nouveaux médicaments avant de les utiliser en pratique médicale quotidienne [1 , 2 , 3 , 4 , 5 , 6 , 7 , 8 , 9] .

Même si les principes méthodologiques sont généralement connus, la récente crise de la Covid a révélé une certaine propension à facilement les abandonner [7 , 9 , 10 , 11 , 12 , 13] , révélatrice du fait que ces principes sont plus acceptés par convention que par conviction de leur intérêt fondamental. Sous la pression induite par la gravité de la situation sont apparues de nombreuses revendications d’usage compassionnel de traitements, rejetant la nécessité d’une évaluation a priori de ces candidats médicaments. La majorité des études entreprises [14 , 15 , 16] ne respectaient pas les principes méthodologiques note n° 1 , revenant à une approche intuitive et naïve de l’appréciation de l’intérêt clinique d’un traitement.

En effet, pour la totalité des molécules qui ont finalement échoué à montrer un quelconque intérêt dans des essais bien conduits il existe de nombreuses études faisant miroiter des résultats positifs [1]. Cette production de masse de mauvaises études a induit une cacophonie tapageuse tant au niveau du débat professionnel qu’auprès du grand public, conduisant à donner une impression d’amateurisme et de décisions arbitraires dans l’évaluation des traitements. La production d’études aux résultats discordants a fait que chacun pouvait brandir une étude pour soutenir sa position, fût-elle scientifiquement infondée.

Il serait trompeur de penser que cette situation était uniquement circonstancielle, liée au stress induit par cette crise sanitaire majeure. Elle s’est développée dans un contexte d’évolution des méthodes d’évaluation du médicament ces dernières années, au détriment de l’obtention d’un niveau de preuve satisfaisant. En témoigne, par exemple, l’augmentation des enregistrements accélérés (conditionnels) en oncologie, des revendications d’intérêt clinique de traitements reposant de plus en plus sur des études non comparatives [17] et/ou des critères intermédiaires sans réelle valeur de critère de substitution (« surrogate ») [18] , voire même sur des résultats non concluants. Le récent enregistrement par la FDA de l’aducanumab dans la maladie d’Alzheimer sur la base d’un unique résultat post hoc d’une étude négative arrêtée initialement pour futilité, et contre l’avis de son comité consultatif [19 , 20] , est un exemple de cette rupture de paradigme appelée de leurs vœux par certains [3 , 21 , 22] .

L’aducanumab est un médicament anti-plaque amyloïde développé dans la maladie d’Alzheimer [19 , 20] dans un contexte où tous les autres candidats visant la même cible ont échoué. Le plan de développement de l’aducanumab comprenait 2 essais de phase 3. Le premier a été non concluant et le second a été arrêté prématurément pour futilité note n° 2 . Mais, alors que la molécule avait été enterrée comme les autres de la classe, le sponsor a revendiqué ultérieurement que l’essai était en fait positif en récupérant de nouvelles données obtenues après l’arrêt de l’étude. Avec ces données qui n’ont aucune valeur méthodologique de confirmation, l’industriel a pu obtenir l’enregistrement par la FDA alors que le comité consultatif avait émis un avis négatif, entrainant la démission de 3 membres de ce comité note n° 3 . Le coût annuel est de 56 k$ note n° 4 . Plusieurs institutions et payeurs ont clairement exclu ce traitement du cadre de leurs prestations note n° 5 . Une demande d’enregistrement a été faite à l’EMA qui a été naturellement rejetée il y a quelques jours note n° 6 .

La méthodologie actuelle d’évaluation des nouveaux traitements par des essais randomisés de confirmation n’est pas basée sur des principes gratuits, arbitraires. Ces principes sont nécessaires pour garantir la fiabilité des résultats et permettent ainsi de répondre à la l’exigence d’avoir des preuves « au-delà de tout doute raisonnable » pour enregistrer, utiliser, recommander et rembourser les nouveaux traitements. La mise en œuvre de ces principes est tout à fait possible et ces essais sont réalisés en grand nombre (plus de 20 000 publications d’essais randomisés dans la base Pubmed en 2020). Cette approche a contribué à la découverte et mise en place de très nombreux progrès thérapeutiques majeurs avec des essais marquants qui ont radicalement transformé la pratique médicale (les IEC dans l’insuffisance cardiaque avec l’essai CONSENSUS [23] , les immunothérapies dans le mélanome [24] , etc.). Ils révèlent aussi (avec apparemment la même fréquence [25] ) que de nombreux traitements prometteurs, du fait de leur mécanisme d’action et des résultats de leurs études cliniques précoces, échouent à montrer qu’ils apportent un réel bénéfice clinique pour le patient.

La justification des principes méthodologiques est rarement expliquée et les acteurs les acceptent sans véritablement se les approprier [26] . Un des buts de ce livre banc est de revenir sur la justification de ces principes et de montrer qu’ils ont été inventés pour solutionner des problématiques scientifiques pratiques [27] et qu’ils ne sont pas de simples conventions d’usage. Faire autrement ne permet pas d’apporter le degré de certitude nécessaire à l’adoption d’un nouveau traitement compte tenu des enjeux scientifiques, éthiques, déontologiques, sociétaux et de santé publique sous-jacents. Cela conduirait à accepter par principe l’utilisation de médicaments sans un potentiel intérêt clinique note n° 7 .

La SFPT est une société savante embrassant tous les aspects relatifs au médicament et en particulier son bon usage. Elle regroupe ainsi en son sein une forte expertise méthodologique. En rédigeant ce livre blanc, la SFPT a voulu partager cette expertise afin d’aider tous les médecins, professionnels de santé et autres acteurs du médicament à mieux comprendre l’importance de la méthodologie et à mieux appréhender et exploiter les résultats des essais thérapeutiques modernes.

À travers ce livre blanc, la SFPT souhaite réaffirmer que :

  • La recherche des preuves est fondamentale pour proposer aux patients des traitements utiles médicalement et qui répondent à leur attente (comme cela est mentionné dans le code de déontologie).
  • Les principes méthodologiques, même s’ils paraissent par moment contraignants et obscurs, sont les garants de l’obtention du degré de certitude souhaitable (cf. section 2.2).
  • La méthodologie est l’élément central de l’intégrité scientifique concernant la fiabilité de l’information scientifique [28] .
  • Il est utile que tous les acteurs du médicament aient une connaissance de base et opérationnelle de ces principes et qu’ils puissent se faire par eux même leur opinion quant à l’opportunité d’adopter un nouveau traitement (cf. section 3.3 et 4.5).
  • Le mécanisme d’action n’est pas un élément suffisant pour justifier qu’une molécule puisse-t-être utilisée dans la pratique clinique comme médicament. La connaissance des mécanismes d’action est indispensable pour la recherche de nouveaux médicaments mais est insuffisante pour justifier leur utilisation. Seule la démonstration d’un bénéfice clinique justifie l’utilisation en pratique d’un médicament.

Ce livre blanc a aussi pour objectif d’aider les médecins et les autres acteurs du médicament à interpréter correctement les résultats des essais, à identifier les limites méthodologiques des études et à distinguer correctement les résultats probants des résultats insuffisamment établis pour induire un changement de pratique. En effet, il devient indispensable pour tous les acteurs du médicament de pouvoir évaluer par eux-mêmes la fiabilité et la solidité des arguments mis en avant pour justifier l’utilisation d’un nouveau traitement (cf. section 4.5). Sans expertise suffisante, le lecteur risque de se méprendre sur le réel intérêt d’un nouveau traitement en tombant dans un des nombreux pièges qui lui sont tendus dans la littérature et la communication des résultats des essais cliniques : spins de conclusions [29 , 30 , 31] (cf. section 3.3), production de masse d’études de mauvaise qualité méthodologique [32] (cf. section 3.3), communication promotionnelle excessive [33 , 34 , 35] (section4.4), manque de pertinence des traitements des groupes contrôles [36 , 37 , 38] ou des critères de jugement non cliniquement pertinents [39] , etc.

Cet ouvrage se veut aussi être un manuel de méthodologie de l’évaluation des médicaments destiné à tout « consommateur » (et non pas producteur) de résultats d’études d’évaluation des médicaments. Il introduit les grandes problématiques auxquelles est confrontée l’évaluation de l’intérêt clinique des médicaments et liste les éléments de méthode qui permettent de les résoudre. Il s’y ajoute des documents compagnons qui présentent de façon plus approfondie la justification et l’explicitation des principes méthodologiques nécessaires à l’évaluation des traitements sous la forme de dossiers thématiques.

Son but est d’expliciter toutes les connaissances nécessaires à ceux qui souhaiteraient pouvoir s’autodéterminer par rapport aux nouvelles propositions thérapeutiques et d’éviter ainsi d’être un bouchon balloté au gré des flots de la communication promotionnelle ou des opinions des uns et des autres. Même si la décision finale concernant le nouveau traitement viendra des agences de régulation et des recommandations des sociétés savantes, il est utile que chaque acteur du médicament puisse comprendre, anticiper et prendre part à ces décisions afin d’éviter que son activité se résume à appliquer des recommandations sans en maitriser la justification. La crise de la COVID-19 a bien mis en évidence que tout ne pouvait pas reposer sur la régulation et les recommandations car, dans ce domaine comme dans d’autres, les prescripteurs ont souvent reçu les informations et les résultats bruts avant que ces derniers ne soient intégrés dans les recommandations.


[1] Expérience empirique individuelle du médecin, absence de groupe contrôle ou de raisonnement contrefactuel, comparaisons naïves de groupes traités et non traités, etc.

[2] Impossibilité quasi certaine de montrer un bénéfice

[3] https://www.nytimes.com/2021/07/07/health/aducanumab-aduhelm-alzheimers-elderly.html

[4] https://www.statnews.com/pharmalot/2021/06/07/biogen-fda-alzheimers-medicare-cms/

[5] https://www.formularywatch.com/view/some-blues-plans-won-t-cover-new-alzheimer-s-therapy-aduhelm

[6] https://www.reuters.com/business/healthcare-pharmaceuticals/biogens-alzheimers-drug-gets-negative-vote-ema-panel-2021-11-17/

[7] Ne pas attendre de tout traitement qu’il apporte la preuve formelle de son intérêt revient à considérer que l’utilisation de traitement sans intérêt n’est finalement pas un problème.