4.2 Les risques d’un accès sans preuve

     

L’accès sans résultat d’évaluation à des nouvelles propositions thérapeutiques est régulièrement demandé en arguant qu’il n’est pas possible de laisser des patients sans ce traitement dans le groupe contrôle d’un essai. Il est alors avancé qu’à la fin de l’essai il s’avéra que les patients du groupe contrôle auront été défavorisés par rapport à ceux du groupe traité si le candidat traitement s’avère efficace. Ce raisonnement est bien entendu fallacieux à plusieurs niveaux.

Par exemple cette demande a été très forte au début de la crise du COVID de la part des patients et des médecins. L’identification rapide in vitro de molécules déjà disponibles pouvant avoir une action sur le virus a fait émerger une demande d’utilisation de ces molécules sans attendre la démonstration de leur intérêt clinique dans des essais randomisés en arguant la gravité de la situation, l’urgence et l’absence de traitement spécifique. Un vif débat porté sur la place publique et dans la société civile a d’ailleurs eu lieu. Malgré des appels à la raison [10] et des recommandations qui suivaient scrupuleusement les faits prouvés, un mésusage s’est rapidement instauré avec plusieurs molécules comme l’hydroxychloroquine, l’azithromycine, la vitamine D, etc. [165 , 166 , 167] . Malgré tout, des groupes collaboratifs ont su garder le cap et réaliser les essais randomisés nécessaires. Ces études ont permis d’identifier des traitements majeurs apportant un réel bénéfice (corticoïdes par exemple) mais ils ont aussi été négatifs pour beaucoup d’autres traitements, illustrant à nouveau les limites des inférences hâtives à partir des mécanismes (dus dans ce cas aux limites des modèles in vitro et précliniques, et à des simplifications dans le raisonnement négligeant par exemple les aspects pharmacocinétiques ou les effets indésirables). Malheureusement, cette histoire fournit aussi un exemple d’un des risques majeurs de l’usage compassionnel, celui d’utiliser un traitement avec un effet délétère. En effet la méta-analyse des essais randomisés permet de mettre en évidence une surmortalité avec l’hydroxychloroquine (pas forcément en relation avec une toxicité cardiaque d’ailleurs mais peut être avec une aggravation de la maladie comme le suggère une augmentation de la fréquence de la nécessité d’une ventilation mécanique).

Si les revendications d’usage compassionnel avaient été suivies, aucun de ces essais randomisés n’aurait donc eu lieu. Il n’aurait pas été possible d’identifier les traitements futiles voir délétères qui seraient toujours utilisés sur la base des arguments précliniques. Les corticoïdes n’auraient pas pu s’imposer universellement non plus, car il existait a priori des réticences à leur utilisation basées sur les résultats de leur évaluation dans d’autres situations d’infection pulmonaire virale (grippe, MERS [168 , 169 , 170] ).


Effectivement, avec un traitement apportant un bénéfice, il s’avèrera a postériori que les patients du groupe contrôle ont été défavorisés durant la réalisation de l’essai par rapport à ceux du groupe traité, contrairement à l’usage compassionnel où aucun patient n’aura été privé du candidat médicament.

Mais ce raisonnement ne tient que si le traitement apporte effectivement un bénéfice. Or, on sait que cela est loin d’être le cas pour toutes les nouvelles propositions thérapeutiques. Il a été montré qu’environ la moitié des nouveaux traitements ne confirme pas le bénéfice escompté lors de leurs phases 3 [25] . En cas d’utilisation compassionnelle de ces traitements, la situation devient identique à ceux des patients du groupe contrôle des essais de traitements apportant un bénéfice, voire pire si ces traitements ont une balance bénéfice-risque défavorable (présence d’effets indésirables sans bénéfice) !

Ainsi, dans les deux approches, il existe la possibilité que des patients soient défavorisés en termes de traitement. Cependant, il existe une différence fondamentale. Dans l’essai, l’utilisation pour certains patients de traitements les défavorisant par rapport aux autres ne dure qu’un temps (celui de la réalisation de l’essai) et sert à quelque chose : à apporter la preuve de l’intérêt ou non du nouveau traitement. Après l’obtention de la démonstration du bénéfice, plus aucun patient ne recevra le traitement le moins favorable. Dans l’usage compassionnel, les situations défavorisant les patients durent ad vitam aeternam (car par principe l’intérêt de ces traitements ne sera jamais remis en cause) et ne servent à rien, car ne débouchent pas sur la validation ou la réfutation du bénéfice du traitement (aucun essai ne sera réalisé par principe).

Ainsi l’approche compassionnelle est non opérante, et donc inacceptable. Elle expose les patients au risque d’être défavorisé par le traitement reçu tout autant que l’essai comparatif. Ce risque peut dans certaines situations paraître minime, notamment lorsque l’espérance de vie est très courte. Ce raisonnement motive d’ailleurs l’usage de plus en plus répandu des essais mono-bras (cf. dossier compagnon n°12) en oncologie. Toutefois, contrairement à l’essai contrôlé, aucune information sur le réel bénéfice du traitement ne sera produite. L’usage compassionnel ne serait plus performant que l’essai qu’à la condition que toutes les nouvelles propositions thérapeutiques apportent un bénéfice net, c’est-à-dire que le préclinique est capable de prédire correctement le bénéfice clinique, et que ce dernier soit supérieur au risque. Ce qui est loin d’être le cas. De plus, l’essai randomisé donne une chance à tous les patients de recevoir le meilleur traitement tandis qu’avec l’usage compassionnel c’est tout-ou-rien en fonction de la chance que le traitement retenu soit réellement bénéfique sans être délétère.

Toujours dans l’exemple de la COVID, il est apparu que la majorité des traitements envisagés pour un usage compassionnel se sont avérés être sans intérêt ou même délétères lorsque les résultats des essais cliniques ont été disponibles (par exemple hydroxychloroquine, azithromycine, lopinavir/ritonavir, plasma de patients convalescents, anticoagulants à dose curative dans les formes sévères, etc.). L’inscription stricte dans ce principe de l’accès compassionnel aurait fait que ces essais n’auraient jamais eu lieu et ainsi, de nombreux traitements continueraient à être utilisés à tort.


Il faut aussi noter que lorsque l’on parle de patients « défavorisés » dans l’essai, c’est par rapport à ceux recevant l’autre traitement (par exemple les patients ayant reçu le traitement standard par rapport à ceux ayant reçu le nouveau traitement si celui s’avère efficace). Dans un essai, les patients participants ne sont jamais défavorisés par rapport à ceux ne participant pas à l’essai, car tous les patients inclus reçoivent le traitement standard (y compris dans le groupe placebo s’il y a un groupe placebo). Cela signifie plutôt qu’il s’avèrera, a postériori, à la fin de l’étude que ces patients n’ont pas reçu le meilleur des 2 traitements comparés. Mais cela reste un enseignement a postériori et, a priori, il y a équiprobabilité pour tous les patients d’être inclus dans le groupe le plus favorable : le principe de l’équipoise est donc respecté, aucune des deux options n’a a priori d’avantage sur l’autre. C’est d’ailleurs cette situation qui rend éthique la réalisation des essais cliniques. Divers résultats suggèrent, de plus, que les patients participant aux essais sont mieux pris en charge que ceux ne participant pas [171 , 172 , 173] .

Pour finir, l’usage compassionnel revient donc à inclure des patients dans un essai implicite (sans les avertir et sans recueillir leur consentement) qui les expose, tout autant qu’un essai randomisé, à ne pas recevoir le meilleur traitement, sans que cela ne serve les futurs patients ou qu’il puisse être possible de faire marche arrière.